Je suis ce petit garçon qui, en voyant son frère, immobile et raide, dit « Il ressemble à un monstre avec son scotch sur la figure, ses tubes, dans son lit à barreaux de fer » (« Laissez-le partir », Odile Moulin).
Evidemment, la notion de l’acceptable est relative. Voir un enfant « soulagé » par des médicaments dit « de confort », nourri par une sonde ou une gastrostomie, peut être raisonnable pour les uns. C’est intolérable pour les autres. Et j’en fais partie.
« Elle va bien aujourd’hui, Stela », lance une infirmière aux allures d’un automate qui vient lui prodiguer des « soins » consistant à prendre sa température, sa tension, lui administrer un antalgique tout à fait banal … Puis elle appuie sur un bouton, pour commencer le « repas ». Cela recommencera 3 fois dans la journée.
Aujourd’hui, une « bonne » journée pour Stela est celle où elle a bien toléré le « gavage » par la sonde naso-gastrique, sans trop de pleurs ni gémissements et avec une selle, c’est mieux. On la pèse et on dit que son transit fonctionne. Ouf, pas de lavement. Car la médecine d’aujourd’hui sait tout faire ! Qu’ils sont contents de compléter leur « presse » en remplissant des cases, sans réfléchir. « A plus tard », et l’infirmière s’en va. J’ai 4 heures pour réfléchir à la nécessité de ces prétendus « soins », leur importance – vitale – incontestable, et leur caractère purement clinique. Au fonds de moi, je connais la réponse.
Qui s’est déjà posé la question sur la dignité de la personne malade ? Ses souhaits ? La qualité de vie qu’on lui propose (qu’on lui impose ?), la satisfait-elle ? Toutes ces questions liées à l’éthique et à la dignité humaine, y a-t-il un espace pour les poser ? La réponse est non.
Le temps s’écoule lentement, tantôt humide comme la météo d’octobre, tantôt caoutchouteux comme un gâteau raté. L’automne nous offre de beaux paysages aux couleurs orangées. Celles de Stela sont ternes, noires-et-blanches, sans relief. Juste les sonneries des appareils qui marquent la fin du « biberon ». Et cette incomparable odeur de l’hôpital, tenace. Nous sommes toujours au CHU de Toulouse.
Les médecins ont arrêté le régime cétogène. Pensant que son corps en saturait demandant d’autres saveurs. Stela « mange » de tout maintenant mais ne le fait plus toute seule. A l’aide d’une sonde naso-gastrique, la nourriture arrive directement dans son estomac. Et pour éviter le rejet, on lui donne des antivomitifs. Stela dépend d’une machine.
Les spasmes sont réapparus. Les médecins ont sorti leur joker, à double intérêt : ça calme l’activité épileptique et ça endort. Une goutte puis deux, d’abord selon le besoin puis en systématique. Comment ne pas l’accepter ? Quelle hypocrisie, ce système qui t’oppresse et te fait culpabiliser. Stela bénéficie donc d’un traitement de « confort », c’est quand même mieux que tous ces hurlements et cris inhumains. Je connais peu de parents qui auraient refusé, même en sachant les effets secondaires dont le numéro un est l’accoutumance. Pas de panique, on pourra toujours augmenter les doses …
J’ai envie de vous demander aujourd’hui : « Comment elle va, Stela ? » Car je ne sais plus quoi vous dire.
Je suis cette maman qui ne veut plus participer aux souffrances de son enfant. Qui considère qu’avoir un appareil médicalisé à la maison, c’est trop. Qui n’a ni l’envie, ni la force de se substituer aux personnels médicaux, ni transformer son domicile en une chambre d’hôpital. Maman qui pense que perdre l’une des fonctions vitales – s’alimenter – en plus des autres pathologies de Stela, c’est lui enlever encore un peu plus d’autonomie et lui arracher le reste de la dignité.
Je suis cette maman qui considère que mettre en place une nutrition médicalement assistée, c’est aller contre la nature. Absence de communication, gestes de plus en plus mécaniques, un bidon d’un liquide blanchâtre à remplacer … Du plaisir de manger, des goûts, des saveurs ? Il n’y a plus.
Rentrer à la maison, s’habituer, se dire que finalement on y arrive. Douleurs neuropathiques masquées par des gouttes de Rivotril. Les infirmières passeront tous les jours, « Ne vous inquiétez pas ». Je suis révoltée, pas inquiète. Révolte silencieuse car il est tellement usant de se faire entendre dans un système bien établi. Et même si les mentalités sont en train de changer parmi les soignants, c’est moi qui suis pointée du doigt. Tel un monstre. Un monstre contre un système monstrueux.
J’ai déposé une demande de non acharnement thérapeutique. 2 feuilles à écrire. L’histoire d’une vie. L’entretien dont l’attente a été insupportable. Va-t-elle craquer ? Du pur chantage. Le jugement est partout : un regard, un geste, une parole …
Et si finalement Stela remangeait toute seule ? Elle ira, peut-être mieux, à la maison ? On acquiesce car bien sûr, on a envie d’y croire. Sauf qu’au fonds, je n’y crois plus. La pyramide d’espoirs, d’illusions, de beaux mensonges s’effondrent et je n’ai plus envie de la reconstruire. « Elle pourra être acceptée dans une institution, même avec la nutrition artificielle ». Que vous dire ? Je n’en veux pas.
La mort fait partie de la vie. Pourquoi n’en parlons-nous pas plus librement ? Pourquoi apprend-on aux soignants de soigner à tout prix ? Ne pas analyser, ne pas questionner, ne pas se projeter. Sauver. Encore et toujours. Tant pis si le sauvé en sort abimé et encore plus fragile.
Le comité éthique s’est réuni. Puis nous a reçus pour donner un verdict, comme dans un tribunal. Assez cordial, l’accueil. Stela au cœur des préoccupations de chacun, c’est rassurant. Surtout ne pas parler de soi. Accusations trop faciles.
Je vous passe les détails de toutes ces discussions interminables. C’est une grande épreuve de vie que nous traversons avec Stela. Et sa sœur aînée, elle, subit.
Le temps nous donnera la réponse. Stela est faible, endormie par les médicaments, incapable de bouger. Le moindre signe d’éveil et tout le monde saute de joie. Sauf moi. Car je sais que c’est du temporaire et que tout va un jour recommencer. Quel délai est raisonnable pour juger de sa capacité, ou pas, de s’alimenter par la bouche ? On s’est donné, chacun, un délai, un temps … Et on attend. En s’enfonçant, chaque jour un peu plus, dans un leurre de promesses (non tenues), d’espoirs (devenus désespoirs) et d’interprétations et suppositions sans fin.
Ne me dites pas que Stela va bien. Ou qu’elle ira mieux. Peut-être un jour, quelque part, dans une autre vie. En tant que maman, la voir souffrir puis accepter de masquer ses douleurs à l’aide des sédatifs profonds me déchire les tripes. Humain ? Je ne sais pas. Je ne vous demande pas de comprendre, seulement de ne pas juger. Si le bon Dieu m’entend, je ne lui demande qu’une chose : de rendre justice à ceux qui attendent, et ceux qui souffrent en font partie. J’attendrai avec Stela, à ses côtés, toujours. Pour apprivoiser son absence, inévitable, et se rappeler qu’il faut vivre intensément chaque instant de la vie. Précieuse. Douloureuse. Plus douce, un jour ?
Je vois souvent un papillon qui tourne dans mon jardin. J’imagine Stela, légère, partir vers d’autres horizons. Et je lui souhaite de s’envoler sans souffrance.
Catherine, la maman de Stela
Je suis si émue à la lecture de ton texte, Catherine. Je ne savais même pas que Stela était à l’hôpital… Loin de moi l’idée de te juger, je ne peux même pas concevoir quel courage il vous faut pour supporter tout ça. Je crois que je serais aussi une de ces mamans qui préfère voir son enfant libéré de la souffrance. Je lui et vous souhaite la paix retrouvée, forts de cet amour que vous partagez et qui dépasse toutes les vicissitudes de cette vie humaine. Cet amour durera et vous nourrira toujours.
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